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Le métier de critique littéraire

 

 

Le métier de critique littéraire à l’heure de l’explosion du numérique
et des réseaux sociaux (blogs littéraires et critiques)

« À une époque, les grands critiques au Monde, étaient sur leur piédestal. Ils donnaient leur point de vue et c’était la parole sacrée. Ça, c’est complètement fini aujourd’hui. La critique est ouverte et désacralisée. Moi, je crois que c’est une bonne chose. » Michel Abescat

« En quoi un journaliste professionnel serait-il plus qualifié que moi pour parler de ses lectures ? » Isabelle Roussel (lectrice)

 

Auréolée d’un prestige certain, la critique littéraire a pour vocation de délivrer un avis sur une œuvre de l’esprit afin de faciliter son accès au grand public. Cet effort de discernement des œuvres a ainsi pour but d’éclairer le lectorat potentiel sur les thématiques sous-jacentes, les subtilités de l’ouvrage à ne pas manquer, mais aussi parfois les codes de l’écrivain ou les messages implicites disséminés dans le texte. Cet art a acquis ses lettres de noblesse depuis fort longtemps. On fait souvent de Sainte-Beuve « le premier des critiques », ce qui apparaît comme tout à fait injuste pour beaucoup. Certains diraient même qu’il a été le dernier à être « critique journalistique » et « critique universitaire ». Quoiqu’il en soit, c’est à la critique dite journalistique, celle que nous trouvons dans la presse, que nous nous intéresserons ici.

 

Pour cela nous allons nous pencher sur les grandes caractéristiques du métier, en nous appuyant sur le parcours et le témoignage de Michel Abescat, rédacteur en chef du magazine Télérama. Puis nous ferons une rapide excursion du côté des critiques amateurs pour entendre leur positionnement par rapport aux critiques professionnels.

 

  • Le regard d’un professionnel de l’écrit

 

La cible du critique littéraire

Le rôle du critique n’est pas de faire plaisir aux auteurs, son rôle est d’aiguiller un lectorat avide de se procurer de bonnes lectures. Pour cela, le rédacteur fait abstraction des auteurs, pour ne prendre en compte que les lecteurs potentiels qui lui font confiance. Il y a un contrat implicite entre le rédacteur de l’article et le lecteur, d’où une forte responsabilité du rédacteur. Pour être honnête avec le lectorat, il s’agit de délivrer une critique la plus personnelle et la plus étayée possible. On notera que le lectorat de Télérama, par exemple, est composé en majorité de femmes de plus de 50 ans. Cette estimation laisse penser que la critique traditionnelle de magazine littéraire attire davantage un public d’âge moyen qu’un public jeune.

 

La sélection des ouvrages

Le magazine reçoit un certain nombre de livres chaque année – des centaines chaque semaine – et doit faire une sélection. Les livres qui semblent les plus intéressants aux responsables sont mis de côté et répartis entre les différents lecteurs chargés de rédiger une critique. Le but n’étant pas de réaliser des critiques négatives, les livres semblant les moins intéressants sont écartés. Cela dit, il arrive qu’un livre soit justement lu pour être critiqué. Michel Abescat explique en effet que lorsqu’un succès littéraire leur semble immérité, cela peut leur donner l’envie de consacrer un article au livre afin de présenter leur point de vue divergeant. L’idée de débat et de confrontation des opinions est ainsi très importante dans ce métier basé sur la discussion et l’échange de points de vue.

 

La fonction du critique

Le critique est une sorte d’intermédiaire, car c’est souvent lui qui va présenter pour la première fois le livre au lectorat, son rôle est donc très important. C’est lui qui va donner ou non l’envie aux lecteurs d’acheter le livre et de le lire. Malgré tout, il n’est en aucun cas un juge absolu et impartial puisque la littérature ne saurait être une science exacte. Un avis, quel qu’il soit, n’est toujours qu’une opinion subjective qui peut cependant être étayée par une argumentation. Or, le rôle du critique est justement de présenter une critique qui soit la plus construite et développée possible : il ne s’agit pas seulement de donner un avis mais d’expliquer pourquoi l’on dit ça. Qu’est-ce qui nous fait aimer ou non cet ouvrage ? Quel est l’apport particulier de cet écrit ? Quels enjeux ? Quelle particularité a cette écriture ? Quel est le but de l’ouvrage ? L’auteur remplit-il l’objectif qu’il s’était donné ?

Le critique doit apporter une réflexion sur l’ouvrage qu’il présente. Il ne fait pas seulement un résumé (qui doit d’ailleurs être concis et ne pas révéler toutes les ficelles du livre), mais il y apporte son éclairage personnel, son sentiment quant à l’écriture, etc.

« La règle principale, c’est vraiment d’être soi-même, d’essayer réellement de voir ce que soi-même on a ressenti, ce que soi-même on a analysé, ce que soi-même on a pensé. Il ne faut pas essayer d’écrire ce qu’il faut écrire. Une bonne critique, c’est un regard singulier. De toutes façons, ce n’est pas des mathématiques, ce n’est pas de la physique, c’est de la littérature. Comme le cinéma et la musique, c’est extrêmement subjectif. »

Ainsi, lorsqu’un auteur, déjà critiqué et défendu par un magazine, sort un livre décevant par rapport aux précédents, le rédacteur a-t-il le devoir de le dire. Il s’agit d’honnêteté intellectuelle aussi bien que d’intégrité. Le critique n’est pas à la botte des auteurs, il passe avant tout un contrat de confiance avec les lecteurs envers qui il s’engage à donner son opinion véritable. Il ne s’agit pas de détruire un auteur ou de chercher à l’humilier mais d’interroger le livre et de réfléchir aux raisons qui lui ont fait trouver le livre moins bon. Le rédacteur cherche à comprendre ce qu’a voulu faire l’auteur, quelle était l’ambition du livre, et pourquoi il l’a éventuellement raté. La critique d’un texte peut ainsi permettre à un auteur de prendre conscience d’un défaut et de chercher à s’améliorer. La critique n’est pas et ne doit pas être gratuite et violente.

 

Durée de rédaction d’une critique

Interrogé sur le temps passé à réaliser une critique de livre, Michel Abescat répond que cela est terriblement variable. Il explique que lui-même a l’habitude de prendre beaucoup de notes pendant ses lectures : il écrit des sensations ou des idées qui lui viennent et s’en sert ensuite pour la rédaction de son article. Il y a des livres enthousiasmants, tout paraît évident et l’article peut être bouclé en 1 heure. D’autres, assez mauvais, dont la lecture n’est que partielle. Parfois l’écriture peut être très difficile, Michel Abescat explique que cela lui arrive de commencer à écrire, puis de laisser tomber, de reprendre le lendemain, etc.

« Il y a des livres où la critique est évidente et des livres qui résistent. Ou on écrit quelque chose et on se dit que ce n’est pas exactement ça. Ce n’est pas exactement ça que j’ai ressenti. Je suis un peu à côté. »

Tout dépend aussi de la longueur de l’article :

« Si c’est un petit papier d’une page, de 1 500 signes, c’est assez vite écrit. Par contre, si c’est une critique sur deux pages de 4 500 signes, c’est plus compliqué. »

Et puis il y a tous les autres livres, ceux qui sont entre les deux, comme il le dit :

« Le plus difficile, c’est la masse des livres qui sont bons, mais ni mauvais, ni très bons, car on n’a pas la place de parler de tout. On discute entre nous. Souvent, quand on n’a pas assez de place, il y a des bagarres entre nous pour parler de tel ou tel livre. »

Le travail de critique littéraire dans un magazine est ainsi également un travail d’équipe. Il s’agit de discuter les uns avec les autres afin de confronter des points de vue et de discerner quels sont les ouvrages qui apporteront le plus aux lecteurs, attitude qui demande une grande ouverture d’esprit et une capacité à prendre en compte l’opinion d’autrui.

« Des fois, il y a des discussions assez chaudes parce qu’on n’est pas toujours d’accord. Parfois, un critique veut défendre une livre et avoir une ouverture, mais il n’y en a qu’une par semaine. Ça se passe comme ça. C’est un travail d’équipe en fait. »

 

Organisation de l’équipe chez Télérama

Cinq personnes travaillent en permanence au magazine mais il y a un certain nombre de collaborateurs en plus (une dizaine à écrire régulièrement sur les livres). Dans les 2-3 mois qui précèdent la sortie du magazine, ils recensent tous les livres qui vont paraître, reçus sous forme d’épreuves non corrigées et ils se les répartissent. Si un auteur déjà critiqué fait paraître un nouveau livre, le livre est donné au critique de ses livres précédents.

 

Comment entre-t-on dans ce métier ?

Il y a beaucoup de façons différentes d’arriver au métier de critique littéraire, « mais il n’y a pas vraiment de formation pour ça, c’est surtout de l’expérience ». Ce peut être en commençant comme professeur, comme chercheur, comme éditeur, comme scénariste, comme journaliste, etc. Michel Abescat, lui, est passé par la télévision puisqu’il travaillait comme envoyé spécial pour France 2 et France 3. Il a aussi travaillé sur des documentaires d’archéologie pour Arte puis pour une émission littéraire, « Un siècle d’écrivains ». Ensuite, il a commencé à écrire pour une revue publiée par les Éditions Rivages, spécialisée en littérature policière. Progressivement il a commencé à écrire pour Le Nouvel Économiste puis au Monde, au Monde des livres et enfin à Télérama.

« Avant de recruter à plein temps, on va commander des critiques à la pige, au coup par coup. Il y a un journaliste critique à Télérama qui a été embauché car il a envoyé au responsable du service Télérama, pendant deux ans quasiment toutes les semaines une critique de film. Il ne s’est pas découragé et à un moment, à force de lire ses textes, qui étaient très bons, on a commencé à en publier. Maintenant, c’est le chef-adjoint au service Cinéma. »

 

Position par rapport aux blogs littéraires

À partir du moment où elle est justifiée toute critique peut être intéressante :

« Certains critiques trouvent que les blogs tirent un peu vers le bas, vers une critique qui est plus dans le « Je », « j’aime », « j’aime pas ». Il ne faut pas confondre une expérience de lecture et le souci d’une attitude critique d’avoir une certaine objectivité. Personnellement, je trouve que ça oblige à écrire autrement. Même pour les critiques installés, je crois que c’est une très bonne chose. »

Ce qui n’empêche par Abescat d’ajouter que pour tendre à l’objectivité, il convient au critique, amateur ou non, d’avoir lu les livres précédents d’un auteur, pour pouvoir mettre le dernier en perspective par rapport aux autres.

 

  • Regard d’un lecteur et critique amateur

De nombreux lecteurs, dont Isabelle Roussel par exemple, en ont assez de retrouver toujours les mêmes noms dans les magazines littéraires et surtout, de ne pas voir ceux des auteurs qu’ils apprécient. C’est une des raisons pour laquelle de très nombreux blogs amateurs de passionnés de la lecture se sont ouverts. Des fans y parlent avec naturel et franchise des livres qu’ils ont découverts et aimés.

« J’en ai marre que les livres que j’aime ne soient jamais traités dans la presse, alors je vais voir sur les blogs, où je reconnais le goût de gens qui aiment les mêmes choses que moi et écrivent sans arrière-pensées. » Isabelle Roussel

Un reproche fréquemment adressé aux critiques professionnels est, assez logiquement, leur manque d’honnêteté. Beaucoup de lecteurs leur reprochent ainsi de fausser leurs articles pour propulser leur carrière et se faire bien voir, pour coller à l’image du magazine ou pour des raisons économiques, sociales, etc. Anne-Sophie Demonchy, fondatrice de Lalettrine.com, explique

« J’ai fait un stage au Figaro littéraire à l’époque où il était dirigé par Jean-Marie Rouart, et ce que j’y ai vu m’a beaucoup désillusionnée. Des journalistes écrivaient sur des livres qu’ils n’avaient pas lus, on accordait une place disproportionnée aux romans des copains. J’étais sans doute naïve, mais j’ai eu envie de changer de voie après cette expérience. »

Grande lectrice, elle ouvre alors son propre blog. Une autre lectrice, Abeline Majorel, fonde un blog et regroupe 300 passionnés de la lecture pour essayer d’offrir un point de vue plus fiable sur les titres de la rentrée littéraire.

« On ne fait pas de la critique, on partage des expériences de lecteur et on essaie de maintenir quelque chose d’éthiquement correct avec un principe : pas d’interférences avec le marketing. Sur le blog, on raconte ce qu’on a vécu quand on a lu. »

Les notions d’entraide et de gratuité sont deux des arguments qui séduisent tout particulièrement une partie de plus en plus importante du lectorat actuel qui tend à se détacher des titres promus par les grands magazines littéraires. L’idée est aussi de mettre à l’honneur les auteurs systématiquement oubliés ou laissés dans l’ombre. Ce système de bouche à oreille par le net a alerté les rédacteurs professionnels. Nathalie Crom, chef du service livre de Télérama constate qu’il s’agit d’un « vrai phénomène » et Michel Abescat d’ajouter :

« Cela nous pousse à nous interroger sur notre légitimité. Et nous devons la justifier par ce qui reste notre travail : replacer une œuvre dans son contexte, la restituer dans la carrière de son auteur, ne pas se contenter du petit jeu du « j’aime » ou « j’aime pas », qui, parfois intelligemment argumenté, parfois moins, est le lot commun des critiques Internet. »

Avec un léger bémol cependant :

« Souvent, ils sont très en avance et parlent des livres bien plus tôt que nous. Mais leur dimension uniquement affective m’inquiète. C’est beaucoup plus facile, et il ne faudrait pas que la critique professionnelle se mette à copier la critique amateur. »

On constate bien que la concurrence devient rude pour les professionnels de l’écrit dans le domaine de la critique littéraire. Pour se démarquer de leurs concurrents amateurs, les critiques sont obligés de faire preuve de sérieux mais aussi d’originalité afin de retenir leur lectorat actuel mais également de s’ouvrir davantage afin d’attirer un lectorat qui ne leur fait plus confiance.

 

http://www.telerama.fr/personnalite/michel-abescat,349185.php

http://www.actusf.com/spip/La-chronique-litteraire-selon.html

 

Exemple de blog de critique littéraire :

http://litterature-a-blog.blogspot.fr/

 

 

 

Le théâtre contemporain, voix singulière de la langue

 

            Bien qu’empruntant une même langue, l’écrit et l’oral sont deux pratiques dont les techniques d’utilisation divergent beaucoup. Rappelons d’abord que la langue écrite découle de la langue orale et n’est pas utilisée dans toutes les sociétés. En effet, l’expression orale est le premier moyen de communication de l’Homme, utilisé de tous, alors que la langue écrite est issue d’une mise en forme de cette oralité et nécessite un apprentissage plus scolaire que l’apprentissage de l’expression orale. L’oral est une habitude que nous prenons dès notre plus tendre enfance, tandis que l’écrit nous demande un effort d’apprentissage et de concentration.

            En ce qui concerne les divergences d’utilisation de ces deux pratiques, notons la plus évidente de toutes : l’emploi de différents canaux. Ce mot qui peut sembler peu clair est en fait simple à comprendre : pour la langue orale, nous utilisons le canal phonique (les sons) alors que pour la langue écrite, nous utilisons le canal graphique (l’écriture).

            Le contexte, autrement dit la situation d’énonciation et de communication, est également l’un des facteurs qui marque les différences entre l’écrit et l’oral. La pratique de l’expression écrite peut se faire en étant seul et dans n’importe quel endroit. Il faut déterminer à qui le message s’adresse pour qu’il soit compris des lecteurs visés, mais la personne qui écrit est seule à choisir ce qu’elle va écrire. En revanche, l’expression orale nécessite des interlocuteurs qui, au fil de la discussion, vont faire évoluer le discours oral. L’expression orale se passe dans un lieu précis, à un moment précis, avec des intentions précises et des personnes précises.

            De là découlent les notions de matérialité et de temporalité qui créent des différences entre l’usage de l’écrit et de l’oral. La langue écrite est contenue sur un support et est donc permanente, elle tient dans le temps. Cette matérialité permet au lecteur de pouvoir lire à son rythme, voire de faire des retours en arrière. La langue orale, elle, ne permet pas cette flexibilité. Lorsqu’une parole est prononcée, elle ne reste pas, on l’entend au moment où une personne l’énonce puis elle disparaît.   

            Le lexique diverge également lorsque la pratique de la langue se fait à l’écrit ou à l’oral. En effet, la langue orale dépend de l’époque à laquelle elle est parlée ou encore du contexte et, par conséquent, emploie beaucoup plus de mots que la langue écrite, qui respecte plus de règles. L’acceptabilité est plus grande pour l’oral que pour l’écrit, car on tolère plus d’« erreurs » dans les phrases orales que dans les phrases écrites. L’écrit est une norme fixée et qui est longue à évoluer, tandis que l’oral varie en fonction des époques et des tendances.

            Les marqueurs diffèrent également entre l’écrit et l’oral. À l’écrit, la ponctuation nous indique les pauses, les paragraphes créent la cohérence des idées, alors qu’à l’oral, nous devons nous fier à des signes non linguistiques pour interpréter une parole, comme les gestes, les mimiques ou les regards. La syntaxe diffère aussi, puisqu’à l’écrit nous nous attachons plus à respecter des règles tandis que l’oral est spontané et, par conséquent, les phrases sont plus déconstruites. C’est justement grâce aux signes non linguistiques que malgré la déconstruction de ces phrases, nous arrivons à comprendre leur sens.

            Comme nous l’avons vu, la langue écrite et la langue orale ont chacune un système de fonctionnement bien différent. Mais qu’en est-il du théâtre, genre littéraire qui passe par l’écrit mais qui est destiné aussi bien à la lecture qu’à un passage à l’oral ? Si nous prenons un auteur de théâtre classique, certainement connu de tous, comme Molière, nous pouvons voir que l’écriture, dans ses pièces de théâtre, ne déroge pas aux règles de bon usage de la langue française. La ponctuation et la syntaxe ordonnée des phrases se retrouvent dans son écriture. Mais si nous allons chercher du côté du théâtre contemporain, nous pouvons voir une nouvelle mise en œuvre de la langue, qui ne prend plus seulement en compte les règles de l’écrit. C’est ce que nous observons chez la dramaturge britannique Sarah Kane, notamment dans sa pièce 4.48 Psychose.

Dès l’ouverture du livre, nous apercevons une différence avec les pièces de théâtre classiques. Deux personnages sont présents dans 4.48 Psychose, une malade et un médecin, mais ils ne sont jamais nommés et leur nom n’apparaît jamais devant les répliques. Dans une autre de ses pièces, Manque, Sarah Kane ne nomme pas non plus ses personnages mais leur donne des lettres (C, M, B et A). Les personnages sont l’une des premières choses que nous identifions lorsque nous lisons une pièce de théâtre et chez Sarah Kane, ils sont effacés. L’auteure laisse toute la place à leur voix et non à leur identité.

            D’un point de vue linguistique, la pièce 4.48 Psychose de Sarah Kane nous montre, dès la première page, une façon différente d’écrire par rapport à l’écriture traditionnelle. Il n’y a en effet aucune ponctuation et aucune majuscule pour marquer le début de la phrase, les pauses ou la fin de la phrase :

            une conscience consolidée réside dans une salle de banquet assombrie près du plafond d’un esprit dont le parquet bouge comme dix mille cafards quand entre un rai de lumière comme toutes les pensées en un moment d’entente s’unissent au corps sans plus de répulsion comme les cafards portent une vérité que personne jamais ne profère1

            Plus loin dans la pièce, nous observons des mots propres à l’expression orale et non à la rédaction, mais qui ne sont pas suivis de ponctuation pour marquer l’oralité :

            Parfois je me retourne et retrouve votre odeur et je ne peux pas continuer je ne peux pas continuer putain sans exprimer ce terrifiant ah putain cet effrayant ce blessant putain de besoin physique que j’ai de vous.2

            Dans une réplique de la malade lorsqu’elle s’adresse au médecin, nous relevons une phrase non syntaxique, sans sujet :

– Peut pas doit jamais obligé de toujours ne voudra pas ferait ne fera pas.3

Nous retrouvons plus loin une suite de paragraphes constitués uniquement de mots, sans ponctuation. N’oublions pas que, certes une pièce de théâtre peut être lue, mais qu’elle est également destinée à l’oral, or la phrase que Sarah Kane propose ne semble ni être faite pour l’écrit, ni pour l’oral :

            brille scintille cingle brûle tords serre effleure cingle brille scintille cogne brûle flotte scintille effleure scintille cogne scintille brille brûle effleure serre tords serre cogne scintille flotte brûle brille scintille brûle4

            Nous notons finalement un dernier paragraphe construit de façon orale. Il ne contient pas le « ne » de négation qui est considéré comme une faute à l’écrit, et ne contient pas non plus de ponctuation, mais est acceptable à l’oral :

            J’aurais préféré pas

            J’aurais préféré pas

            J’aurais préféré que vous me laissiez seule5

Avec sa pièce 4.48 Psychose, Sarah Kane casse les codes de l’écrit et de l’oral et mélange ces deux pratiques. Cette pièce est un mélange de plusieurs genres littéraires (théâtre, poésie, journal intime) et appartient donc à l’écrit, mais par son appartenance au genre théâtral et aux nombreuses phrases qui renvoient plus à l’oralité qu’à l’écriture, Sarah Kane brise la frontière entre l’écrit et l’oral et mélange ces deux pratiques pour donner une voix nouvelle et unique à la langue.

Ouvrages consultés :

BIDAUD Eric, MEGHERBI Hakima, « De l’oral à l’écrit. », La lettre de l’enfance et de l’adolescence 3/2005 (no 61) , p. 19-24 ; URL : www.cairn.info/revue-lettre-de-l-enfance-et-de-l-adolescence-2005-3-page-19.htm. (consulté le 06/04/2016)

Leçon en ligne de l’université Toulouse – Jean Jaurès ; URL : http://w3.gril.univ-tlse2.fr/francopho/lecons/parole.html (consulté le 06/04/2016)

1. Sarah KANE, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2001, p. 9

2. Sarah KANE, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2001, p. 20

3. Sarah KANE, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2001, p. 26

4. Sarah KANE, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2001, p. 39

5. Sarah KANE, 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2001, p. 50

Célia Ceccantini

Célia CeccantiniCélia Ceccantini

Après deux licences en histoire et en espagnol, une maîtrise LEA et un Master 2 traduction en anglais et espagnol, j’ai rejoint à la rentrée 2015 le Master 2 LATERP à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. C’est une formation sur les techniques éditoriales et la rédaction professionnelle qui se déroule sur un rythme alterné : deux jours à l’université et trois en entreprise.

J’ai effectué un stage en tant qu’assistante d’édition à la Série Noire (Gallimard) et je suis actuellement stagiaire au sein de la maison d’édition Payot & Rivages. Les domaines qui m’intéressent le plus sont la littérature étrangère et les romans noirs.

Je vous invite à consulter mon profil LinkedIn ici.

Le récit de vie comme aide à la construction de soi

L’écriture a longtemps été considérée comme symbole de pouvoir : il y a ceux qui savent écrire, s’insérer dans la société et y évoluer ; et d’autres, pas nécessairement illettrés, mais peu à l’aise à l’écrit, pour lesquels retranscrire une idée devient difficile. C’est en discutant avec un ami, qui avait pour projet d’écrire sa biographie, que ce constat m’est venu. Je me suis donc lancé, humblement, dans cette aventure avec pour seule mission d’être son porte-plume.

Cette expérience m’a permis de me questionner… Pourquoi souhaite-t-on entreprendre un récit de vie ? Pour qui ? Dans quels buts ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur la relation de l’auteur avec son texte ? Permet-il de mieux nous connaître et comment participe-t-il à la construction de soi ?

Sur le plan organisationnel, il est nécessaire de définir des éléments lors du premier entretien : les attentes de la personne que l’on va écouter, le rythme des entretiens à venir, la façon dont ils seront tenus, et également de prendre connaissance de la forme attendue du récit. En effet, celui-ci peut se faire par ordre chronologique, de manière thématique, par correspondances, entretiens, et en abécédaire.

Par facilité pour mon ami, le choix s’est porté sur un récit par ordre chronologique, de sa jeunesse à aujourd’hui, dans lequel les évènements sont classés par thèmes : sa famille, sa jeunesse, son adolescence, sa vie d’adulte, professionnelle, le sport, ses enfants, et ses amis.

De même, lors de notre premier entretien, j’ai pu prendre connaissance de son objectif : il souhaitait publier son histoire afin de témoigner aux générations plus jeunes de son parcours hors-norme (il s’agit d’un homme franco-marocain, né au Maroc dans une famille pauvre, et qui est devenu champion du monde de karaté) et du fait que, malgré ses difficultés (pauvreté et racisme), tout reste possible si l’on se bat. C’était donc un message d’espoir avant tout.

Lors de chaque entrevue, il se servait de ses journaux intimes et d’autres supports (premier ticket de train, diplômes, lettres, etc.) pour me raconter l’histoire de sa vie. Une fois chez moi, je retranscrivais les enregistrements. C’est pour cela que Philippe Lejeune considère que le terme récit de vie devrait être remplacé par un néologisme : celui d’« autobiophonie transcrite » précisant que « le récit est produit à deux, et celui qui en est le “sujet” n’écrit pas[1] » mais parle, et que le biographe transcrit. Tarder à le faire favorise l’oubli des paroles, malgré les enregistrements, et à tendance à démotiver. En outre, malgré la simplicité d’une retranscription, c’est un travail astreignant et fatiguant intellectuellement, si on cherche à retranscrire le mot juste. Une heure d’entretien nécessite environ trois heures de retranscription. Cela s’explique sans doute par le fait que j’ai choisi de retranscrire de façon classique (écouter, mettre la pause, et taper les paroles) et non avec l’aide d’un logiciel adapté. Cette question de méthode mérite sans doute d’être posée à nouveau pour mes futurs récits de vie…

Une fois la retranscription effectuée, je triais, synthétisais et remettais parfois en ordre les évènements. J’écrivais une première version de notre entretien, la plus proche du ton que mon ami utilisait, que je lui lisais toutes les deux séances approximativement. Il corrigeait, adaptait ou supprimait certaines parties. Ces allers-retours avaient lieu en début d’entretien. Cela permettait également de se remémorer l’endroit où nous nous étions arrêté la fois précédente. C’est ainsi que le récit s’est construit, peu à peu.

Sartre écrivait justement : « on parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère »[2], comme s’il y avait une perdition ou une modification entre ces deux étapes. En effet, comment réussir à transmettre, au plus juste, une émotion, un non-dit, une idée précise, sans que le texte ne perde le sens profond de l’auteur ? De simples mots couchés sur une feuille peuvent-il exprimer l’indicible de l’oralité ?

À ce titre, il convient de préciser que le biographe est davantage un écrivant et non un écrivain. Roland Barthes précisait, en 1964, qu’« à côté des écrivains proprement dits, il se constitue et se développe un groupe nouveau […] je préfère les appeler ici des écrivants »[3]. image écriture (© creative commons)Selon lui, « l’écrivain accomplit une fonction, l’écrivant une activité ». Au contraire de l’écrivain qui « absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment écrire », l’écrivant pose une fin au langage et à la pensée et considère que la parole n’est qu’un moyen à son activité. L’aspect commercial et rémunérateur prend alors toute sa place (entre biographe et client), par opposition à l’écrivain dont le travail littéraire reste prestigieux. En ce sens, le biographe ne serait-il pas un écrivain-écrivant ? « Écrire sans écrire, communiquer de la pensée pure sans que cette communication développe aucun message parasite, voilà le modèle que l’écrivain-écrivant accomplit pour la société »[4].

Outre ces difficultés de se situer face à l’auteur, d’autres risques demeurent pour le biographe : être tenté de refaire l’histoire, en l’enjolivant, transformer le témoignant en héros, décrire les évènements avec trop d’empathie, ou bien de façon excessive, et surtout imposer sa propre vision et interpréter le récit. Personnellement, je suis restée prudente afin de ne pas agir ainsi.

Le témoignant doit également fixer des limites à son discours. En effet, dans le cadre d’une future publication, comment faire pour que le langage permette de passer de l’intime à l’universel ? Cela passe notamment par le fait de ne pas exprimer entièrement sa vie intime et les secrets de famille. Même si le témoignant est conscient des enjeux d’une exposition publique, à travers la parution de son livre, je pense qu’il doit cependant limiter ses aveux, pour lui et les personnes citées (famille, amis, etc.).

En outre, même si le récit de vie s’apparente à un travail sur l’intime, qui cherche à exposer des émotions et à relater des expériences, « parfois, les souvenirs ne peuvent pas se raconter. Ils ne sont pas tous socialisables[5]. » À travers ces mots, Boris Cyrulnik nous rassure sur le fait de nous détacher de cette contrainte de devoir tout dire.

C’est donc pour toutes ces raisons que mon ami a limité son discours introspectif. Chacun a droit à sa part d’intimité et, en tant que biographe, je considère que c’est mon devoir de la respecter.

Lors de ce travail d’introspection, connaître ses limites et entreprendre un travail sur soi au préalable sont donc nécessaires. C’est alors un face-à-face avec soi-même qui commence. a-livre-ouvert-Dans le cas de mon ami, cet examen de conscience a été l’occasion pour lui de prendre de la distance vis-à-vis de certains évènements douloureux de sa vie, comportement qu’il n’aurait pu avoir quelques années auparavant. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’il faut avoir vécu suffisamment pour pouvoir écrire sa vie ? Non pas à cause de la richesse ou de l’intérêt de sa propre vie mais bien de la sagesse qu’elle nous a enseignée et du recul que l’on a sur elle au fil du temps.

Pour aider à avancer au mieux dans cette démarche, je suis profondément certaine que la confiance, la bienveillance et une écoute attentive sont nécessaires au métier de biographe. Cependant, attention de ne pas se prendre pour ce que l’on n’est pas : un psychologue ou psychothérapeute. Il ne s’agit en aucun cas d’une analyse. Il faut donc rester humble et accepter de n’être que la plume du témoignant.

Bien souvent, le problème est également de savoir ce qui est véritablement vrai par opposition au fruit de notre imagination, dans la mesure où l’un et l’autre s’accompagnent d’émotions et de maints détails. Concernant mon ami, j’étais tiraillé par cette question : me disait-il la vérité ou l’enjolivait-il ? Peu à peu, je me suis rendue compte qu’elle n’avait pas lieu d’être car nos souvenirs se transforment au fur et à mesure des années. Nous nous remémorons les faits non tels qu’ils se produisent mais comme nous les vivons et les ressentons. Même inexacts, ces souvenirs révèlent notre vérité et notre réalité. Pas une réalité unique et absolue mais celle que Freud appelait une « réalité psychique ».

Une fois ce travail sur soi accompli, l’écriture d’un récit de vie apparait alors comme libératrice et permet de se (re)construire. En effet, qu’il s’agisse de faire face à un échec, à des difficultés ou à une épreuve, suite à une dépression, un choc ou un traumatisme, se construire ou se reconstruire devient indispensable. L’écriture de soi permet alors de mieux se comprendre, en mettant en mots des choses que l’on ressent intérieurement mais qu’on n’ose s’avouer, et d’accepter la personne que nous sommes actuellement, au regard de notre passé et d’après la manière dont nous avons évolué. Elle agit ainsi comme une profonde catharsis car le témoignant se livre tout entier dans le but de soigner une douleur intérieure et de se reconstruire. C’est la raison pour laquelle le récit de vie est un véritable outil d’aide à la construction de soi, permettant le cheminement vers la résilience.

L’écriture donne également la possibilité de lutter contre l’oubli et l’inexorable temps qui passe. Elle prouve le fait d’être vivant et demeure ainsi un acte de résistance face à la mort.

La narration de soi permet donc de redonner du sens à sa vie et de se reconstruire sur le plan identitaire. Une fois ce cheminement accompli, elle peut également se constituer comme un vecteur de témoignage, notamment comme un exemple de partage et un trait d’union entre générations, afin de « faire œuvre de passeur [6]».

Le récit de vie étant par nature inachevé, les biographes ont encore de beaux jours devant eux !

[1] Lejeune Philippe, Je est un autre, Le Seuil, 1980, p. 230

[2] Sartre Jean-Paul, Les mots, Gallimard, 1964, p.137

[3] Barthes Roland, Essais critiques, Le Seuil, collection Points, 1964, p. 153

[4] Barthes, Idem, p. 159

[5] Cyrulnik Boris, Les nourritures affectives, Odile Jacob, 2000, p. 234

[6] NOZIERES Pierre, Osez votre livre, Voie plume éditions, 2012, p. 22

Le jeu de l’imitation

L’intelligence artificielle, fantasme (et cauchemar) de la science-fiction, grandit, et elle grandit vite. C’est maintenant au tour des robots journalistes, et peut-être écrivains, d’entrer en scène. Décidément, on n’arrête pas le progrès.

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© dr

«- Est-ce qu’une machine peut penser ? […] Est-ce qu’une machine pourrait un jour penser comme un être humain ? […]

Il est évident qu’une machine ne peut penser comme un être humain, une machine est différente d’une personne, et donc pense différemment. La véritable question c’est, est-ce que l’on doit, sous prétexte que quelque chose pense différemment de nous, en conclure d’office qu’il ne pense pas ? Nous admettons tout à fait que les êtres humains soient très différents entre eux. […] que nos cerveaux fonctionnent différemment et donc que nous pensons différemment. Et donc si nous pouvons le concevoir pour nous, nous pourrions le concevoir pour des cerveaux faits de cuivre, de câbles, d’acier… »[1]

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est chargé par le gouvernement britannique de décrypter la « machine à coder » allemande Énigma, Alan Turing invente le futur ordinateur. Il lui fallait en effet une machine pour combattre une autre machine, un algorithme capable d’appréhender des millions de combinaisons en quelques minutes, là où le cerveau humain mettrait des heures, des années.

Là on parle de nombres, qu’en serait-il si l’on parlait de lettres ?

Il existe en effet aujourd’hui des machines, « des robots journalistiques » capables de rédiger des articles tout aussi bien que l’homme. En 2009, à Chicago, une équipe de chercheurs composée de journalistes, linguistes et informaticiens met au point le logiciel Quill, un algorithme de rédaction (ou rédacteur virtuel), utilisé dans le cadre du projet Narrative Science. Le magazine américain Forbes l’utilise par exemple pour traiter des informations financières (résultats boursiers, données d’entreprises…). Le logiciel peut également commenter des évènements sportifs, mettre en forme de brèves dépêches… Quill est donc capable de rechercher des informations, de les rédiger et les mettre en forme, puis de les publier, et ce sans une faute d’orthographe ou de rédaction.

Quill n’est pas le seul individu de son espèce. Un autre moteur d’intelligence artificielle, Marlowe, a été créé en France à l’EHESS par Francis Chateauraynaud, directeur d’études en sociologie, et Jean-Pierre Charriau, informaticien. Depuis 2012, Marlowe a écrit plus de neuf cents articles portant sur des sujets controversés scientifiques et techniques.

Comment de tels logiciels fonctionnent-t-ils ? Ils collectent tout d’abord des informations, sur le web et sur des bases de données (Marlowe par exemple s’appuie sur le travail réalisé en amont par un autre logiciel, Tiresias). Ce corpus est ensuite exploré, analysé, afin de mettre en avant les occurrences sémantiques et linguistiques pour ensuite déterminer le contexte, les acteurs, les enjeux de tel ou tel sujet. En s’appuyant sur cette banque d’informations (aussi bien pour le fond que pour la forme), le logiciel peut rédiger son article et le publier par lui-même. Ce sont des logiciels robotautonomes, et surtout extrêmement rapides. Ken Schwenken, journaliste du Los Angeles Time, peut l’attester, son article a en effet fait le tour du monde, enfin l’article de son robot Quakebot. Celui-ci est construit à partir d’un algorithme qui lui permet d’être réactif aux tremblements de terre. Et le 17 mars 2014, lorsque la Californie est victime d’un séisme, le robot met seulement trois minutes pour écrire une dépêche à ce sujet et la poster sur le site du journal.

Ces logiciels sont une prouesse technologique. Il n’est pas difficile d’imaginer les multiples innovations et usages possibles d’une telle invention. Les domaines de développement sont en effet très diverses, en plus de la presse, les banques commencent à les utiliser pour traiter leurs données financières, mais on parle également de la pharmacie, de la grande distribution, de l’éducation, etc. On peut parier que le marché derrière ces logiciels est plus que lucratif… Preuve s’il en est, en 2014, Google a acheté DeepMind, une start-up spécialisée dans l’intelligence artificielle, pour 400 millions de dollars.

Mais il est aussi facile d’imaginer les menaces qui s’y cachent, en l’occurrence pour l’instant pour les journalistes. Ils sont rapides, infatigables, moins chers, et avec le temps, ils se rapprocheront de plus en plus d’une plume humaine. Actuellement, les logiciels traitent de simples dépêches d’information, qu’en est-il pour les articles dits de fond, les analyses, les éditoriaux, les critiques, les points de vue en tout genre ? Un robot peut-il s’en occuper ? Un robot peut-il avoir un esprit critique ?Les Humanoides

© Humanoïdes
http://www.humanoides.fr/

Une question peut-être un peu prématurée. En tout cas, pas tant que ça pour les Japonais, qui ont déjà une longueur d’avance. Ce n’est pas l’esprit critique qu’ils mettent en question, c’est l’esprit de création. Il ne s’agit plus de journaux, il s’agit de livres.

En mai 2014, le jury du prix Hoshi, qui récompense le meilleur de la science-fiction japonaise, a décidé d’accepter les livres écrits par une intelligence artificielle lors de sa prochaine édition. « Je voulais que le prix et la compétition elle-même relèvent de la science-fiction. », déclare Marina Hoshi Whyte, la fondatrice du prix. «  Après tout, si elle ne peut pas développer l’imagination du grand public, quelle est la pertinence d’un concours de science-fiction ? »  Les textes seront anonymes afin que le jury n’ait pas d’a priori. Une équipe de scientifiques, qui travaille sur l’élaboration d’une intelligence artificielle depuis quelques années, est déjà en lice. Leur machine est encore trop récente pour produire un texte cohérent pour cette année, mais ses producteurs affirment que ce sera le cas en 2017. Elle ne créera pas au sens strict du terme puisque elle ne fait que recombiner des phrases pré-écrites que l’équipe lui fournit. Néanmoins, il sera intéressant de constater si, dans quelques années donc, il sera possible de distinguer le récit d’un homme de celui d’une machine. Le texte de cette dernière sera inspiré de ceux de Shin’ichi Hoshi, qui a donné son nom au prix.

Cela signifie-t-il qu’il s’agit d’un plagiat, que la machine ne peut rien créer d’elle-même ? Comme le souligne un journaliste du Guardian, « quel auteur n’a pas commencé par lire des centaines d’ouvrages avant d’écrire le sien ? Ne demande-t-on pas aux écrivains qui sont leurs modèles littéraires ? »

Avec ce genre de questions, on peut laisser notre imagination s’emballer et essayer de concevoir jusqu’où ces intelligences artificielles peuvent nous emmener ; surtout dans un monde où les innovations technologiques et la recherche d’une productivité maximale vont bon train.

Peut-on par exemple penser qu’un jour les livres d’aliens fassent leur entrée dans le monde de l’édition ? Qu’ils soient publiés comme de vrais écrivains ? En dehors des innombrables questions que cela pose en termes de propriété intellectuelle, du droit de l’édition et de la définition même du droit d’auteur, et, parallèlement, de la possibilité commerciale d’un tel phénomène, c’est la question de la créativité qui est posée. La pensée, la création, c’est le propre de l’être humain. L’intelligence artificielle ne se résumerait donc qu’à un jeu d’imitation. Peut-elle le gagner ? Les adeptes de l’idée que les machines finiront par gouverner le monde parient certainement dessus.

Cécile Déan

[1] The imitation Game, adaptation cinématographique de la biographie Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence d’Andrew Hodges

Conseils et bonnes pratiques du storytelling à l’usage des rédacteurs professionnels

Alors que le storytelling a toujours été très utilisé aux Etats-Unis, en France c’est autour de 2007 et notamment de la publication du livre de Christian Salmon, Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (éditions La découverte, 2007) que le phénomène se développe de manière importante et que plus personne n’échappe au storytelling. Ni les entreprises ni les personnalités publiques et encore moins les hommes politiques : il s’agit aujourd’hui d’un véritable phénomène de rédaction professionnelle. Il semble donc particulièrement intéressant de se demander comment peut-on définir le storytelling et quels sont ses mécanismes ?

Comment peut-on définir le storytelling ?

Le storytelling, ou « art de raconter des histoires », existe depuis les débuts de l’humanité à travers sa forme la plus primaire : le récit. Roland Barthes, sémiologue français, explique qu’ « il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ». S’il était donc au départ un moyen de raconter le monde et de l’expliquer, le récit s’est peu à peu transformé. Le storytelling tel que nous le connaissons, c’est-à-dire le storytelling appliqué, prend sa source dans la  narratologie, discipline née dans les années 1910 en Russie et développée à partir de 1960 en Occident. Qu’est-ce que la narratologie ? Il s’agit de l’étude des techniques et structures narratives présentes dans les récits.

Quels mécanismes entrent en jeu dans la pratique du storytelling ?

De nos jours, le storytelling est donc souvent assimilé à une technique de communication. Comme toute technique, celle-ci répond à plusieurs objectifs :

  1. Capter l’attention
  2. Captiver
  3. Convaincre

Du point de vue du rédacteur professionnel, deux schémas théoriques sont reconnus pour remplir ces objectifs : le schéma canonique et le schéma actanciel.

Le schéma canonique, correspondant au « déroulement de l’histoire » découpe l’histoire à raconter en 3 étapes : la situation initiale, la crise, c’est-à-dire l’action de l’histoire pendant laquelle la « transformation » va s’opérer et la situation finale. Ce schéma nécessite la définition d’un fil conducteur qui consacrera de manière définitive la portée narrative du récit en question.

Dans le schéma actanciel, l’accent est mis sur les fonctions des personnages. Comme l’explique le sémioticien Algirdas Julien Greimas, le plus important ce sont les « actants » qu’il identifie au nombre de six :

  1. Le destinateur : celui qui commande la quête du héros avec lequel il passe un contrat moral.
  2. Le héros : le personnage motivé dans sa quête par un objet valorisé. Il peut être fictif dans le cas d’une histoire inventée ou réel si l’histoire est vraie.
  3. L’objet valorisé : il s’agit tout simplement de ce qui motive le héros. Il peut être question d’un personnage, d’un objet ou d’un état auquel accéder.
  4. Le destinataire : il s’agit du personnage pour lequel la quête est commandée.
  5. L’adjuvant : c’est le personnage qui va aider le héros dans sa quête.
  6. L’opposant : il s’agit de celui qui veut empêcher le héros de mener à bien sa quête. Dans le cadre du storytelling appliqué, le « méchant » peut prendre des formes diverses : concurrence, jeux de pouvoir, etc.

Il ne reste plus qu’à distribuer les différents rôles de manière réfléchie.

Le storytelling doit être en constante balance entre la raison et l’émotion. Ces deux modes de pensées ont longtemps été opposés mais de nombreux neurobiologistes ont prouvé à travers leurs travaux que le mélange entre la raison et l’émotion permet de mettre en avant le message de manière optimale.

Bien qu’il soit difficile d’établir un corpus de règles permettant de créer un storytelling efficace, les auteurs de Le storytelling pas à pas (éditions Vuibert, 2013), considèrent les règles suivantes comme la bonne marche à suivre lors du développement d’un storytelling efficace.

Ces règles sont le résultat de leur expérience en tant que rédacteurs professionnels :

  1. « Adopter une démarche cohérente » : il est essentiel d’assurer la cohérence avec l’identité du sujet du storytelling ainsi qu’avec la stratégie globale de communication. Il doit pour cela commencer par faire le diagnostic, c’est-à-dire un état des lieux. Il s’agit d’une étape indispensable pour pouvoir définir correctement l’histoire à raconter. Selon l’ouvrage Le storytelling pas à pas coécrit par W. Gerber, J.-C. Pic et A. Voicu, il faut donc réaliser un triple diagnostic : le premier porte sur l’objet du storytelling, le second sur l’environnement et les parties prenantes et le troisième porte sur la stratégie globale de celui qui a commandé le storytelling.
  2. « S’engager sur le moyen long terme » : l’une des caractéristiques à prendre en compte pour un storytelling est la dimension temporelle de celui-ci. En effet, il doit s’inscrire dans le temps afin de renforcer sa crédibilité. De plus, puisque l’histoire racontée doit évoluer et se transformer pour garder son intérêt, elle doit inévitablement s’inscrire dans le long terme pour permettre ces évolutions.
  3. « Raconter une histoire crédible » : l’un des objectifs du storytelling est de jouer sur les caractéristiques clés de quelqu’un ou d’une entreprise afin d’en faire une partie intégrante et facilement identifiable de l’ADN de cette personne ou de cette entreprise. Pour cela, le rédacteur professionnel doit grossir les traits de caractères choisit et donc s’inspirer de la réalité.
  4. « Raconter des histoires ambitieuses »: le storytelling doit « transporter », c’est-à-dire qu’il doit susciter l’intérêt et l’émotion afin de faire vibrer le public auquel il est destiné. Il ne s’agit pas de raconter n’importe quelle histoire mais bel et bien une histoire qui permettra au destinataire de se projeter et donc de s’approprier le récit. De plus, l’intrigue est essentielle car c’est elle qui va mettre en lumière les points clés du storytelling.
  5. « S’adapter aux codes culturels du destinataire »: le rédacteur ne doit jamais perdre de vue que l’objectif final du storytelling est de toucher le public. C’est donc pour cela qu’il est indispensable de bien connaître le public auquel on s’adresse et notamment de comprendre son histoire, son vocabulaire, ses références culturelles et ses attentes. Il est également important de définir dès le départ quel est le rôle des personnes à qui l’on va s’adresser dans notre histoire.

 

En conclusion, le rédacteur professionnel doit à tout moment rester attentif à l’environnement du sujet du storytelling. Il est primordial pour lui de garder une vue d’ensemble et de comprendre ainsi les enjeux, contraintes et objectifs liés au développement du storytelling en question.

 

Pour aller plus loin avec le storytelling :

  • Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Christian Salmon, éditions La découverte, 2007.
  • Le storytelling pas à pas, Wilfrid Gerber, Jean-Christophe Pic, Alina Voicu, éditions Vuibert, 2013.
  • La fabrique de l’ennemi, Comment réussir son storytelling, Georges Lewi, éditions Vuibert, 2014.