Le jeu de l’imitation

L’intelligence artificielle, fantasme (et cauchemar) de la science-fiction, grandit, et elle grandit vite. C’est maintenant au tour des robots journalistes, et peut-être écrivains, d’entrer en scène. Décidément, on n’arrête pas le progrès.

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«- Est-ce qu’une machine peut penser ? […] Est-ce qu’une machine pourrait un jour penser comme un être humain ? […]

Il est évident qu’une machine ne peut penser comme un être humain, une machine est différente d’une personne, et donc pense différemment. La véritable question c’est, est-ce que l’on doit, sous prétexte que quelque chose pense différemment de nous, en conclure d’office qu’il ne pense pas ? Nous admettons tout à fait que les êtres humains soient très différents entre eux. […] que nos cerveaux fonctionnent différemment et donc que nous pensons différemment. Et donc si nous pouvons le concevoir pour nous, nous pourrions le concevoir pour des cerveaux faits de cuivre, de câbles, d’acier… »[1]

Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il est chargé par le gouvernement britannique de décrypter la « machine à coder » allemande Énigma, Alan Turing invente le futur ordinateur. Il lui fallait en effet une machine pour combattre une autre machine, un algorithme capable d’appréhender des millions de combinaisons en quelques minutes, là où le cerveau humain mettrait des heures, des années.

Là on parle de nombres, qu’en serait-il si l’on parlait de lettres ?

Il existe en effet aujourd’hui des machines, « des robots journalistiques » capables de rédiger des articles tout aussi bien que l’homme. En 2009, à Chicago, une équipe de chercheurs composée de journalistes, linguistes et informaticiens met au point le logiciel Quill, un algorithme de rédaction (ou rédacteur virtuel), utilisé dans le cadre du projet Narrative Science. Le magazine américain Forbes l’utilise par exemple pour traiter des informations financières (résultats boursiers, données d’entreprises…). Le logiciel peut également commenter des évènements sportifs, mettre en forme de brèves dépêches… Quill est donc capable de rechercher des informations, de les rédiger et les mettre en forme, puis de les publier, et ce sans une faute d’orthographe ou de rédaction.

Quill n’est pas le seul individu de son espèce. Un autre moteur d’intelligence artificielle, Marlowe, a été créé en France à l’EHESS par Francis Chateauraynaud, directeur d’études en sociologie, et Jean-Pierre Charriau, informaticien. Depuis 2012, Marlowe a écrit plus de neuf cents articles portant sur des sujets controversés scientifiques et techniques.

Comment de tels logiciels fonctionnent-t-ils ? Ils collectent tout d’abord des informations, sur le web et sur des bases de données (Marlowe par exemple s’appuie sur le travail réalisé en amont par un autre logiciel, Tiresias). Ce corpus est ensuite exploré, analysé, afin de mettre en avant les occurrences sémantiques et linguistiques pour ensuite déterminer le contexte, les acteurs, les enjeux de tel ou tel sujet. En s’appuyant sur cette banque d’informations (aussi bien pour le fond que pour la forme), le logiciel peut rédiger son article et le publier par lui-même. Ce sont des logiciels robotautonomes, et surtout extrêmement rapides. Ken Schwenken, journaliste du Los Angeles Time, peut l’attester, son article a en effet fait le tour du monde, enfin l’article de son robot Quakebot. Celui-ci est construit à partir d’un algorithme qui lui permet d’être réactif aux tremblements de terre. Et le 17 mars 2014, lorsque la Californie est victime d’un séisme, le robot met seulement trois minutes pour écrire une dépêche à ce sujet et la poster sur le site du journal.

Ces logiciels sont une prouesse technologique. Il n’est pas difficile d’imaginer les multiples innovations et usages possibles d’une telle invention. Les domaines de développement sont en effet très diverses, en plus de la presse, les banques commencent à les utiliser pour traiter leurs données financières, mais on parle également de la pharmacie, de la grande distribution, de l’éducation, etc. On peut parier que le marché derrière ces logiciels est plus que lucratif… Preuve s’il en est, en 2014, Google a acheté DeepMind, une start-up spécialisée dans l’intelligence artificielle, pour 400 millions de dollars.

Mais il est aussi facile d’imaginer les menaces qui s’y cachent, en l’occurrence pour l’instant pour les journalistes. Ils sont rapides, infatigables, moins chers, et avec le temps, ils se rapprocheront de plus en plus d’une plume humaine. Actuellement, les logiciels traitent de simples dépêches d’information, qu’en est-il pour les articles dits de fond, les analyses, les éditoriaux, les critiques, les points de vue en tout genre ? Un robot peut-il s’en occuper ? Un robot peut-il avoir un esprit critique ?Les Humanoides

© Humanoïdes
http://www.humanoides.fr/

Une question peut-être un peu prématurée. En tout cas, pas tant que ça pour les Japonais, qui ont déjà une longueur d’avance. Ce n’est pas l’esprit critique qu’ils mettent en question, c’est l’esprit de création. Il ne s’agit plus de journaux, il s’agit de livres.

En mai 2014, le jury du prix Hoshi, qui récompense le meilleur de la science-fiction japonaise, a décidé d’accepter les livres écrits par une intelligence artificielle lors de sa prochaine édition. « Je voulais que le prix et la compétition elle-même relèvent de la science-fiction. », déclare Marina Hoshi Whyte, la fondatrice du prix. «  Après tout, si elle ne peut pas développer l’imagination du grand public, quelle est la pertinence d’un concours de science-fiction ? »  Les textes seront anonymes afin que le jury n’ait pas d’a priori. Une équipe de scientifiques, qui travaille sur l’élaboration d’une intelligence artificielle depuis quelques années, est déjà en lice. Leur machine est encore trop récente pour produire un texte cohérent pour cette année, mais ses producteurs affirment que ce sera le cas en 2017. Elle ne créera pas au sens strict du terme puisque elle ne fait que recombiner des phrases pré-écrites que l’équipe lui fournit. Néanmoins, il sera intéressant de constater si, dans quelques années donc, il sera possible de distinguer le récit d’un homme de celui d’une machine. Le texte de cette dernière sera inspiré de ceux de Shin’ichi Hoshi, qui a donné son nom au prix.

Cela signifie-t-il qu’il s’agit d’un plagiat, que la machine ne peut rien créer d’elle-même ? Comme le souligne un journaliste du Guardian, « quel auteur n’a pas commencé par lire des centaines d’ouvrages avant d’écrire le sien ? Ne demande-t-on pas aux écrivains qui sont leurs modèles littéraires ? »

Avec ce genre de questions, on peut laisser notre imagination s’emballer et essayer de concevoir jusqu’où ces intelligences artificielles peuvent nous emmener ; surtout dans un monde où les innovations technologiques et la recherche d’une productivité maximale vont bon train.

Peut-on par exemple penser qu’un jour les livres d’aliens fassent leur entrée dans le monde de l’édition ? Qu’ils soient publiés comme de vrais écrivains ? En dehors des innombrables questions que cela pose en termes de propriété intellectuelle, du droit de l’édition et de la définition même du droit d’auteur, et, parallèlement, de la possibilité commerciale d’un tel phénomène, c’est la question de la créativité qui est posée. La pensée, la création, c’est le propre de l’être humain. L’intelligence artificielle ne se résumerait donc qu’à un jeu d’imitation. Peut-elle le gagner ? Les adeptes de l’idée que les machines finiront par gouverner le monde parient certainement dessus.

Cécile Déan

[1] The imitation Game, adaptation cinématographique de la biographie Alan Turing ou l’énigme de l’intelligence d’Andrew Hodges